L’artiste et son modèle

Je commence à dessiner des portraits dans une petite ruelle pittoresque pendant mes études aux Arts-Déco (1984). Travailler en plein air signifie transporter tout mon matériel : chevalet, papiers, crayons, et composer avec les caprices de la météo. La seule place à l'ombre est occupée par un autre portraitiste.

Une femme me demande de faire son portrait ; je ne la connais ni d’Ève ni d’Adam. Dans ses yeux, un monde se profile, comme si elle et moi partagions une même veine. Je la dessine comme on monte dans les nuages, je donne ce qui vient à moi.

Ce portrait est-il réussi ? Quand le modèle découvre son portrait, c’est souvent chargé d'émotion. L’un est émerveillé, l'autre surpris, ou parfois déçu. Chaque dessin vendu est plus qu'un simple échange monétaire ; c'est un morceau de moi-même que j’offre.

Au bout de deux ans, j’ai eu l’autorisation de dessiner place de la Cathédrale, parmi d’autres portraitistes. Le matin, nous installons nos chevalets, tandis que les pavés résonnent sous les pas des premiers touristes.

La place de la Cathédrale attire de nombreux artistes, créant ainsi une communauté artistique florissante. Cependant, la concurrence est parfois féroce ; des conflits éclatent face à l’infiltration d'éléments dépourvus d'éthique.

L’un d’entre nous est plutôt lunatique ; il dessine des visages aux yeux hallucinés et aux bouches flasques, ses têtes semblant prêtes à rouler hors de cous décapités. Ses visages sombres ont l’air de sortir d’un conte de Barbe Bleue.

Juste à côté, un autre artiste travaille, le regard dissimulé derrière des lunettes miroir. Qui se cache derrière ce masque ? Il parle et observe à sa guise, tandis que son modèle ignore ce qu’il fixe réellement.

Plus loin, celui-ci est facteur le matin et portraitiste l'après-midi ; sa main est tremblante et légère. Par acte de défi, il s'applique en tirant la langue, s’échinant à rendre chaque détail du visage. Il s’appuie sur l’instant présent pour tenter d’exprimer l’éternité.

Plus haut, un portraitiste est musicien à ses heures ; il joue du banjo en attendant son modèle. Quand il dessine, on dirait du Léonard de Vinci. En effleurant le papier, il trace avec tendresse l’innocence éphémère de l’instant.

Ici, une jeune artiste observe, elle imprime, elle fait sensation ! Un enfant est assis et pose, ses yeux grands et curieux la fixent. Le pinceau en main, elle prépare ses jus de couleurs vives. Son cœur bat au rythme de ses émois, cherchant à capturer l'âme de ce rêveur captif.

Dessiner un portrait, c’est un peu comme dessiner la flèche d’une cathédrale… chaque trait est une ascension vers l'infini.

« C’est au nom de toute l’Humanité, que les Constructeurs ont conçu la Flèche… » Extrait de « Cathédrale » Charles Singer – Jean-Baptiste Ritt, Éditions Coprur, juin 1997

La place de la Cathédrale est ancrée dans mes gènes, puisqu’au début du siècle dernier, mon grand-père, tailleur de pierre, avait participé à son sauvetage. La flèche menaçait de s'écrouler par suite d'un enfoncement de l'édifice et de la baisse de la nappe phréatique. Il avait remplacé des piliers en bois pourris et avait coulé du béton dans le sous-sol. Cette opération était élaborée et supervisée par l’architecte Johann KNAUTH.

En plein cœur de ce microcosme, j'imagine Notre-Dame comme la proue d'un navire sculpté dans la pierre, avec la flèche servant de vigie.

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